Par Mathieu Melançon, responsable aux affaires externes
Une société à vous rendre cynique
Depuis des décennies, alors que la productivité des travailleurs et travailleuses n’a cessé d’augmenter, les entreprises versent des dividendes toujours plus grandes à leurs actionnaires alors que les maigres hausses salariales ne suivent plus l’inflation. Le PIB national continue de progresser, mais les gouvernements successifs préfèrent couper les impôts des riches et des entreprises afin de continuer à prétendre ne plus avoir les moyens de financer les services sociaux. Alors que les écarts de richesses se creusent au même rythme que croît le cynisme d’une population attirée par les funestes sirènes de l’extrême droite, il convient de nous questionner sur la manière dont nous avons atterri dans un tel marasme.
Des mouvements sociaux neutralisés
À partir de la décennie 1980, les centrales syndicales et la gauche ont progressivement abandonné leur critique du capitalisme et leur projet d’une société où assurer une vie digne pour toutes et tous passerait avant l’impératif des profits. Ces organisations faisaient alors face non seulement à une profonde crise économique, mais aussi à la fin de la norme interventionniste des gouvernements occidentaux. Les mouvements sociaux ont pris le pari de modérer leur discours pour se tailler une place dans le système en tant que partenaire afin de proposer des réformes allant dans le sens des intérêts de la majorité. Près de quarante ans après le début de cette trajectoire, le temps des bilans est arrivé et il est sans appel: c’est l’échec.
Les causes de la déroute?
Abandonner la critique?
L’abandon du discours critique a surtout contribué à légitimer le capitalisme en le présentant de facto comme l’horizon unique et ultime de l’aventure humaine. Sans concurrence, le discours dominant s’est attelé à présenter comme irréaliste et loufoque toute forme de transformations du statu quo qui irait à l’encontre des intérêts des puissants. Pour changer le monde, il est tout d’abord nécessaire de pouvoir en concevoir un différent. Cette retraite des mouvements sociaux a donc sérieusement nui à notre capacité collective à imaginer, et donc à construire, une autre société. Plus grave encore, en cessant de se faire les porte-voix du projet d’une société meilleure, les mouvements sociaux ont contribué à l’ascension de l’apolitisme et du cynisme dans la population, puissants alliés d’un système capitaliste qui préfère agir à l’abri des regards.
Faire confiance à un système qui n’est pas construit pour nous?
Les lois ne sont jamais faites pour nous. Lorsque les gouvernements ou les tribunaux interviennent dans un conflit de travail ou dans un mouvement social, c’est toujours en fonction des intérêts de l’employeur ou du statu quo. À l’heure des choix, les gouvernements successifs tranchent toujours en faveur de l’allégement du fardeau fiscal des fortuné-e-s et des coupures dans les services sociaux offerts au reste de la population. Cela ne signifie pas pour autant qu’il est impossible que des revendications populaires soient incluses dans la loi, simplement qu’elles le sont toujours lorsque la pression des luttes populaires ne laisse pas le choix aux gouvernements. Toutefois, ces dispositions sont immédiatement vidées de leur substance lorsque le mouvement baisse sa garde. L’imposition des mesures anti-briseurs de grève en 1977 visait à mettre fin aux violences qui accompagnaient presque systématiquement chaque débrayage. De nos jours, face à un mouvement ouvrier domestiqué, les gouvernements se gardent bien de les mettre à jours pour s’adapter au télé-travail ou à la sous-traitance.
Se cantonner à la défense d’acquis?
Depuis des décennies maintenant, le syndicalisme et les mouvements sociaux se cantonnent presque uniquement à la défense des acquis. Bien que compréhensible dans un contexte d’attaques constantes de l’État contre les gains historiques de la population, cette approche nous semble préjudiciable. Premièrement, parce qu’elle vient créer une division artificielle entre une aristocratie ouvrière qui a la chance de bénéficier de bonnes conditions de travail et le reste de la population, projetée dans le précariat, et qui ne peut guère se sentir solidaire avec ceux et celles que le pouvoir désigne comme privilégié-e-s. Deuxièmement, parce qu’en étant toujours en réaction, il est impossible pour le mouvement de dégager un projet politique plus enthousiasmant que le statu quo. Finalement, parce que cette tactique ne fait que retarder l’inévitable. À chaque assaut, le mouvement se félicite d’avoir réussi à sauver telle ou telle maille d’un tissu social que les puissants détricotent patiemment, mais inexorablement.
Oser le combat
Face à cette dégradation de nos conditions de vie et avec l’expérience de la tentative de concertation menée par les mouvements sociaux depuis des décennies, il nous appartient désormais d’emprunter une autre voie. Le syndicalisme de combat n’est pas une route sûre ni facile. Pas plus qu’il ne constitue un forfait clef en main vers la victoire. C’est principalement une approche à la lutte qui souhaite prendre acte non seulement de l’expérience récente des mouvements sociaux mais aussi, et peut-être surtout, de la nature du système socio-économique dans lequel nous nous trouvons.
Le capitalisme est un système basé sur l’accaparement sans fin des ressources entre les mains d’une minorité. Si le capitalisme apparaît moins brutal au Québec que dans d’autres régions du monde, ce n’est pas parce nos dirigeant-e-s sont plus sympathiques mais bien parce que les luttes radicales de la population les ont forcé-e-s à faire des concessions jusqu’aux années 1980. En cette époque d’automatisation, de délocalisation et de sous-traitance, il convient d’accepter que les possédant-e-s ne se soucient pas une seconde de notre bien-être collectif. L’expression «ressources humaines» vient alors prendre une résonance aussi révélatrice que lugubre. Mais, contrairement aux outils jetables que les riches aimeraient bien nous voir devenir, nous avons encore notre mot à dire.
En acceptant que nos intérêts soient fondamentalement opposés à ceux de nos vis-à-vis patronaux et gouvernementaux, en construisant des mouvements sociaux porteurs d’une critique sévère de cette société et de la promesse d’un autre demain, en remuant ciel et terre pour mettre ce monde à l’endroit, nous pouvons entreprendre de tourner une nouvelle page de l’histoire de l’émancipation humaine.
Le syndicalisme de combat… parce qu’il faudra bien changer ce monde.